Retrouvailles


Je ne m’attendais pas à te retrouver comme ça, tu sais. Il faut dire que nous ne nous étions pas quittées en très bons termes. J’avais d’ailleurs arrêté mon récit là, sur tes trottoirs craquelés où mon cœur s’était crashé. Quatre ans plus tard, je le reprends ici.

J’étais venue te voir en suppliante. À la face de tes tours, dans tes marchés puants, dans les gaz d’échappement et les eaux grises de Chao Praya, j’avais crié pour que tu me fasses ressentir quelque chose. Et je t’accorderai ça, au moins : tu n’avais pas retenu tes coups. Tu m’avais désorientée, déstabilisée, tu m’avais arrachée à mes convictions, à tous les rochers qui – je croyais – m’entraînaient dans l’abîme. Et puis surtout, entre tes buckets de sangsom et tes étals de t-shirts floqués d’éléphants, tu m’avais fait rencontrer l’amour, un certain type d’amour en tous cas, l’amour où les « je t’aime » se disent entre deux larmes, l’amour qui coupe le souffle et met des coups dans l’estomac. Tu as été un portique, une voie d’entrée vers plusieurs années de tourbillon, de passion, de destruction et de construction. Dans la multiplicité des chemins que tu as ouverts, j’en ai choisi quelques-uns. J’ai traversé l’Atlantique dans un sens, puis dans l’autre, et dans l’autre encore, j’ai gravi des sommets, admiré des paysages qui semblaient n’avoir aucune limites, et alors que je pensais être arrivée là-haut au-dessus des nuages, sur un glacier calme au silence rassurant, j’ai glissé, dévalé la pente…

… et je me suis retrouvée là.

Quatre ans après, quelle ironie, pile à l’endroit où tout avait commencé. Le 11 novembre à nouveau, mais avec quatre années de plus, je suis revenue te voir avec une certaine appréhension. J’ai poussé ta porte, frigorifiée : j’avais brûlé tout mon carburant sur les montagnes et je n’étais pas sûre de vouloir repartir pour un tour. Mais tu n’écoutes rien, comme d’habitude, et tu as voulu me redonner une leçon. Je n’ai pas eu d’autre choix que de te laisser parler.

Allongée sur le lit, des zèbres de lumière se faufilant à travers les volets, j’ai entendu les mêmes oiseaux que je n’avais déjà pas identifiés avant. J’ai retrouvé les odeurs entêtantes de tes stands de nourriture posés sur les trottoirs se mélangeant à ta chaleur moite et ton air parfumé. Arpentant tes rues, tes boyaux et tes khlongs, j’ai réalisé à quel point tout ça m’avait manqué. L’incessant va et vient des voitures, des scooters, des motos et des tuks tuks dans un brouhaha de klaxons à travers lesquels on entend parfois le délicat tintement d’une cloche bercée par le vent. Les fleurs de frangipanier blanches écloses sur des buissons penchés au-dessus de tas de poubelles éventrées qui pourrissent dans la chaleur du jour. La lenteur de la foule au milieu de la vitesse des moteurs. Le jaune, le rouge, le doré éclatant recouverts de la poussière de ta pollution. Tu m’avais manqué, tes extrêmes m’avaient manqué : dans ton squelette qui s’étire d’un bout à l’autre du spectre, je me sens un peu moins schizophrénique. La largeur de mes sentiments, la grandiloquence de mes émotions paraissent si petites à côté de tes gratte-ciels en haut desquels les rooftops luxueux surplombent les bidonvilles d’en bas. Dans tes embouteillages permanents, dans ton China Town asphyxié et asphyxiant, je reconnais ce bouillonnement qui agite mon propre ventre. Tu as l’air d’être restée la même, ou presque, mais pour moi tout est différent. Lorsque tu m’as ouverte en deux, j’ai découvert en moi une vie que je ne soupçonnais pas, un faisceau de lumières, des particules qui s’agitent, des émotions mises en prison qui ne sont finalement pas si criminelles, ni pour moi ni pour les autres. J’ai découvert, là, tout au fond, un roc qui m’ancre, une force immuable qui n’appartient qu’à moi et que j’oublie peut-être trop souvent. Je me suis découverte femme, je me suis découverte libre. Mais j’ai compris aussi le prix à payer pour tout ça : il n’y a pas de courage sans vulnérabilité, pas de cyclone sans l’œil autour duquel il tourne et pas de profonde connexion sans solitude ; et je n’ai pas le droit d’accepter l’un sans l’autre. C’est tout ça que ton tissu tendu à l’extrême m’a rappelé.

En explorant ton corps monstrueux, tout ça m’a paru évident. Il n’y a rien de fou à ça et je n’ai pas complètement perdu les pédales. Agrippée à l’arrière des moto-taxis, je peux hurler ou rire sans recouvrir un silence qui n’existe pas ici de toute façon, et qu’on ne peut donc pas briser. Alors, la tête penchée en arrière, les yeux rivés dans les étoiles électriques de tes guirlandes, j’accepte de revivre et de repartir pour un tour. La morsure de glace qui avait gelé mes neurones a fondu sur les dorures de tes temples et de nouveau, le sang a coulé. J’ai embrassé cette joie qui ne vient pas sans peine, je me suis agenouillée devant un Bouddha étincelant et j’ai demandé de l’aide. Comment continuer à aimer quand ce simple fait provoque tant de souffrances ? J’ai attendu en silence, et toutes les molécules du monde sont venues me murmurer : « Il faut pardonner », m’ont-elles dit, « et aimer encore plus ».

Bangkok
toi qui m’avais déchirée
se pourrait-il aujourd’hui que tu sois venue me sauver de l’infarctus ?


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