Le bus ne s’arrête plus pour moi depuis longtemps. Le chauffeur a pris l’habitude de me voir là, assise à la même place, les main sur les genoux et le front sur la vitre. Il sait que je ne bougerai pas au son du
« Terminus, tout le monde descend. »
Il a laissé tomber.
Les passagers ne me demandent plus de libérer mon siège. Vieux, femmes enceintes, handicapés, mutilés de guerre, visages sans nom, foules d’anonymes, je les regarde monter, je les regarde descendre et s’ils m’adressent la parole, je détourne les yeux.
On me demande parfois
« Depuis combien de temps êtes-vous là ? »
Au début, je prenais la peine de répondre. Par politesse, par habitude.
« Depuis que… »
« Depuis que… »
Et puis, les dates ont fini par s’effacer.
« Depuis une semaine peut-être ? Depuis trois ans ? Depuis dix ans ? »
J’ai arrêté d’essayer. Il y a des choses qu’on ne peut pas expliquer aux passagers d’un bus.
Je suis montée quand…
Je n’avais pas prévu de partir aussi loin. J’étais montée pour quelques stations seulement. Pour me reposer, fermer les yeux quelques instants, libérer mes jambes fatiguées de me porter nulle part. Je n’avais qu’un ticket et pas beaucoup de temps. Mais quand les portes se sont fermées, quand le bus s’est éloigné, j’ai compris qu’il n’y aurait plus de marche arrière. Au bout de quelques années, les passagers se sont impatientés et le chauffeur aussi. Trop facile de rester là pour une durée illimitée en ne payant qu’un seul ticket. J’ai racheté des carnets, encore, encore, jusqu’à n’avoir plus rien. Alors, comme je n’avais plus rien, on m’a fichu la paix.
Je suis montée quand, déjà ?
Je cherchais un refuge, je crois. Je me souviens que je me suis assise là et que j’ai attendu. J’ai regardé par la fenêtre, et en même temps que les images défilaient, en même temps que les vies de tous ces inconnus défilaient, en même temps que la nuit, puis le jour, puis la nuit encore défilaient
mes souvenirs aussi défilaient.
Ils s’accrochaient aux abribus, aux branches des arbres, aux feux tricolores, aux semelles des piétons.
Ils se sont défilés jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Des bouts de fils, des bouts de ficelles qui pendouillent dans le vent et qui, enfin éparpillés, ne voulaient plus rien dire. Il fallait ça, il fallait les défiler et les découdre pour qu’ils n’aient plus de sens, puisque assemblés ensemble, ils m’étouffaient.
Je suis montée quand ?
Il y avait du soleil, avant, avant l’événement.
Il y avait de la neige qui gouttait du bord d’un toit.
Un son entêtant.
Et un chant sous la pluie.
Je suis montée à cette station.
Station. Stop. Arrêt.
« Où étiez-vous avant ? »
Je me souviens de quelques choses.
Il y avait du soleil.
Il y avait des silences.
Il y avait des sourires.
Il y avait du soleil.
Il y avait des silences.
Il y avait une main.
Le reste, je ne sais plus.
Si je descends, je retrouverai le soleil
je retrouverai les silences
je retrouverai les sourires
encore gelés à l’abribus.
Si je descends, le temps reprendra son cours.
Il y aura le soleil.
Il y aura les silences.
Il y aura les sourires.
Et tes yeux de stalactite sur le point de frapper.
Sur le point de
glacer le soleil
briser les silences
et fendre les sourires.
Je préfère les garder intacts.
Soleil, silences, sourires
avant que tombent les stalactites.
Le chauffeur a dit
« Terminus, tout le monde descend.
Sauf vous, madame.
Vous, vous ne savez plus faire semblant de descendre pour rien. »