3/5 – Dans l’Ardèche et la Drôme : Villages vivants.


C’est le début de l’été à Saint-Michel-de-l’Observatoire, dans les Alpes-de-Hautes-Provence. La nuit est tombée mais les petites rues du village sont noires de monde. Toutes les étoiles du ciel sont descendues dans les yeux de la foule, dans les regards pétillants de bière et sur les lèvres rouges de vin ; elles explosent entre les mains applaudissant au rythme de la batucada, et tous ces petits morceaux d’étincelle sautillent sur le sol, piétinés par les semelles de ceux qui rentrent progressivement dans la danse. Quittant leurs pieds, l’ondulation, d’abord légère, remonte langoureusement dans les hanches qui se balancent de droite à gauche puis emporte les épaules, les bras, les mains ; enfin, les sourires se tournent de nouveau vers le ciel, où tout a commencé. Ce mouvement d’abord chaotique se répand de corps en corps et soudain la foule entière est prise dans le même bouillonnement. De nouveaux musiciens entrent en scène. Ils reprennent des musiques traditionnelles remises au goût du jour. Ceux qui connaissent les pas initient les nouveaux qui suivent maladroitement les instructions avant de s’approprier les gestes, un peu n’importe comment, mais chacun à sa manière. La danse a rassemblé tout le monde et les rues du village, les façades des maisons et les trottoirs pavés sont éclaboussés d’une joie simple à laquelle tout le monde participe. C’est donc ça, un village vivant ?

Nous sommes venus rendre visite à Nico, un ami de Marseille qui a quitté la grande ville pour Forcalquier l’hiver dernier. Cette étape marque la fin de la première partie de notre voyage dans le Sud-Est de la France. Deux mois plus tôt, nous avons quitté les murs austères et la nature luxuriante des Cévennes pour l’Ardèche, où nous avons déjà vécu en 2020. Nous sommes d’abord retournés au Sud, chez Aris et Alexandra, qui louent une maison à Saint-André-de-Cruzières. Mais nous connaissons déjà la région et ses problématiques, et ces quelques jours nous l’ont rappelé : la nature y est magnifique, mais dans les villages, comme sur les berges des rivières, le tourisme gagne du terrain de jour en jour. Autour de la maison de nos amis, presque tous les volets sont fermés ; des quelques fenêtres ouvertes nous viennent des éclats de voix des vacanciers néerlandais ou belges. La plupart des maisons sont destinées à la location saisonnière et les locaux ne trouvent plus de quoi se loger à l’année. Le tissu social se morcèle, s’étire, et petit à petit les villages se transforment en villégiatures, dépossédant le territoire de sa force vive. La volonté politique et citoyenne ne semble pas suffisamment forte pour enrayer ce processus. Cette tendance nous fait hésiter et les superbes eaux du Chassezac ou de la Cèze ne suffisent pas à nous convaincre : la vie ici pourrait être douce, mais nous sentons qu’il nous manquerait  l’impulsion pour nous engager pleinement.

Heureusement, l’Ardèche est grande et peut-être trouverons-nous plus loin la même beauté alliée à un autre état d’esprit. Nous nous enfonçons donc un peu plus dans le massif, direction Saint-Michel-de-Chabrillanoux, en Centre Ardèche, où Lise et Olivier ont acheté une maison.

Lise occupe une place importante dans ma vie. C’est avec elle que je suis partie chasser le mystère au Danemark et en Islande, et si nous ne nous voyons que rarement, chaque fois que son chemin croise le mien, j’y prête une attention particulière. Ce sont des carrefours qui sont rarement insignifiants. Il y a quelques années, elle a acheté avec son compagnon une petite maison où tout est à refaire. Ils vivent à présent entre ici et Paris et avancent à leur rythme sur la rénovation dont ils se chargent eux-mêmes. À Saint-Michel-de-Chabrillanoux, ils ne sont pas seuls, loin de là. Ici, les volets des maisons restent ouverts. Le village est petit mais ils sont nombreux, jeunes, vieux, et surtout artistes, à se créer une petite vie sous les châtaigniers et les sureaux. Il y a quelques années, j’ai écrit pour une femme qui a grandi pas loin d’ici, à Saint-Maurice-en-Chalençon. Son récit était fidèle : je découvre, de mes propres yeux cette fois, les petits sentiers qui s’enfilent dans les bois, reliant les hameaux aux villages, éloignés de plusieurs kilomètres. Dans son enfance, Saint-Michel-de-Chabrillanoux était pour elle le lieu où tout se passait : elle y allait à l’école et faisait les courses pour sa famille dans les petits magasins autour de la place principale. Elle y a eu son premier travail : elle gardait les enfants du couple d’instituteurs installés au-dessus de l’école. Avec son premier salaire, elle y a acheté des petites tasses à café en porcelaine pour sa mère.

Il n’y a plus de magasins autour de la place du village mais elle est loin d’être vide. Olivier nous emmène dans l’ancien bureau de poste qu’une habitante a racheté : elle vit à l’étage et met à disposition le reste du bâtiment pour en faire des espaces de travail ou des ateliers. À quelques pas de là, l’Arcade, tenue depuis peu par trois femmes, est un restaurant ouvert toute l’année dans lequel on se retrouve aussi pour faire des bœufs. Le jeudi, l’apéro du village rassemble tout ce petit monde pour se donner des nouvelles et suivre les projets des uns et des autres. Nous profitons des quelques jours passés là-bas pour faire le tour du voisinage avec Lise. B. est assise devant sa maison qui donne sur la place, fenêtres et portes grandes ouvertes. Elle chante pendant que D. gratte une guitare. Les clients de l’Arcade lui sourient. F. passe devant eux. Nous suivons ses longues dreadlocks multicolores jusqu’à son grand camion, à quelques mètres de là : elle transporte les décors d’un spectacle de cirque partout en France. Nous nous enfonçons ensuite dans les bois. A. vient de remonter sa yourte chez une amie, puisqu’il devenait indésirable dans la commune d’à côté. Il nous offre un thé et nous parle de toutes les étapes qui l’ont amené jusqu’ici. Nous passons ensuite chez C., qui a acheté un terrain avec trois autres familles, autour duquel ils ont bâti leurs maisons. Il y a aussi un abri en bois sous lequel une longue table de banquet est dressée près d’une petite buvette, ainsi qu’une salle chauffée par un poêle où ont lieu toutes les semaines des cours de yoga. Au centre de leur petit domaine, un potager auquel tout le monde participe. Les espaces privés sont clairement délimités : on le rappelle régulièrement aux enfants qui n’y prêtent pas vraiment attention. Une fois notre petit tour terminé, nous nous enfonçons un peu plus loin. Nous suivons le chemin qui passe devant la maison de Lise et Olivier et se perd dans la forêt. Tout au bout, nous découvrons un coin de rivière magique et inaccessible de la route. Nous sommes seuls au monde. Tout autour de nous, les arbres nous cachent des yeux de tous et surtout des touristes. Ils ne sont pas loin, pourtant, à quelques kilomètres d’ici, dégustant des glaces Terre Adélice dans le lieu d’origine de la marque, à Saint-Sauveur-de-Montagut. Nous nous laissons flotter dans l’eau claire en imaginant ce que pourrait être la vie ici. Elle semble douce, loin de toute frénésie. Depuis plusieurs années, de nombreuses familles sont venues se réinstaller, contribuant à ramener du sang neuf dans ce petit coin de vallée longtemps déserté. Ici, la volonté de préserver la vitalité du territoire est palpable. 

L’Ardèche a un temps d’avance sur les Cévennes. Elle a connu elle aussi la désertion après la Seconde Guerre mondiale. Ses usines et ses fabriques ont fermé, mais le sursaut de vie est un peu plus ancien et les villages ne semblent pas aussi isolés que Saint-Martial ou le Viala. La filature d’Ardelaine est un des plus beaux exemples de tentative de sauvetage d’un territoire. Au début des années 70, un couple découvre à Saint-Pierreville une ancienne filature de laine sur le point de tomber définitivement en ruines. La propriétaire, âgée, vit toujours sur les lieux mais elle ne peut rien au temps qui pèse sur les tuiles de l’ancien atelier. À cette époque, la laine est devenue un matériau sans valeur et les éleveurs en sont réduits à la brûler. Gérard et Catherine décident alors de relever un pari fou : rouvrir la filature. Avec d’autres amis, ils s’installent sur place, retapent eux-mêmes le bâtiment et s’initient à l’élevage, à la tonte et aux métiers de la laine. En 1982, la coopérative est créée avec pour but de restructurer toute la filière locale de la laine, de la tonte à la commercialisation. Aujourd’hui, soixante personnes travaillent sur le site où les activités se sont diversifiées : en plus de la vente directe des produits aux particuliers, on trouve une librairie, un café, un musée et un restaurant de terroir. Toute l’année, le lieu fourmille d’activités, profitant des touristes qui viennent en nombre dans la région, sans pour autant que toutes les activités leur soient consacrées. Ardelaine maintient à flot une filière qui fait vivre de nombreuses personnes dans la région et en attire même des nouvelles. Tout autour, son influence se fait ressentir sur le territoire.

Ardelaine est un exemple marquant, mais ici, les initiatives ne manquent pas. Associations, artistes, néoruraux, anciens babos, grandes familles rurales : ils sont tous là et l’Ardèche est sans conteste un territoire vivant. À présent, d’autres enjeux surgissent : maintenant que les individus sont bien installés est venue l’heure de la mise en lien. Émilie, une amie de Julien installée depuis peu dans la région, nous le confirme. La plupart de ces initiatives fonctionnent encore en vase clos et il n’est pas rare que l’on sache à peine ce qui se passe dans la vallée d’en face. Pourtant, le partage des ressources reste une des solutions les plus prometteuses pour stabiliser et développer ces initiatives. Se regrouper, c’est donner à chacun plus de visibilité ; s’organiser, c’est se permettre de répondre à une plus grande diversité d’enjeux à l’échelle d’un bassin de vie en développant des propositions qui se complètent. C’est aussi l’occasion de mettre sur pied des projets plus solides, séduisant davantage des populations qui seront à la fois utilisatrices mais aussi actrices. C’est enfin, surtout, la chance de pouvoir se sentir moins seul.

Émilie a eu une idée pour apporter sa pierre à l’édifice : avec des amies, elle a créé « Roule ma douce », un festival itinérant sur plusieurs jours sur la Dolce Via, une voie douce entre le Cheylard et Saint-Agrève. Toute la journée, des participants peuvent aller à vélo de village en village où plusieurs animations sont proposées – spectacles, marchés de créateurs, portes ouvertes – tout cela pour mettre en réseau les communes enclavées de la vallée de l’Eyrieux et leur donner l’idée de collaborer. Bien souvent, elles sont confrontées aux mêmes problématiques (notamment en termes de mobilité, de formation, d’offres culturelles, etc.) : il ne faut plus laisser les montagnes entraver l’union des forces.

Après ces quelques semaines passées dans la forêt ardéchoise, nous étions très curieux de passer en Drôme : plusieurs personnes nous avaient dit que « là-bas, c’est l’Ardèche dans dix ans ». Suivant une évolution que nous n’avions pas prévue, nous suivons des territoires ayant adopté la même trajectoire, mais à des moments différents, ce qui permet d’entrevoir le potentiel des dynamiques encore embryonnaires ailleurs. Nous posons nos valises à Pont-de-Barret. Notre ami Adrien y vit depuis quelques années. Il a très facilement trouvé pour nous une maison qu’un couple accepte de nous prêter pendant qu’ils s’absentent quelques jours. Adrien travaille avec un maraîcher. Durant cette période estivale, il part très tôt le matin, revient se baigner dans la rivière en début d’après-midi avant de faire une sieste puis d’enchaîner sur une des multiples activités qui participent à la vitalité de son petit village. Il ne le fait nullement par obligation mais pour le simple plaisir de partager et donner, pour prendre part à ce grand cercle vertueux qui veut que l’énergie que l’on verse nous revient au centuple. Cela paraît simple, mais ce n’est pas si évident : pour donner à chacun l’envie de participer, il faut une culture forte, un environnement qui fasse penser que ce mouvement est naturel, intégré pour tout le monde. À Pont-de-Barret, le partage et l’entraide semblent faire partie de l’ADN de ce petit village de sept-cents habitants. Dans le petit centre-bourg, on se croise et on se salue au café ou devant la librairie ouverte depuis peu. Le mardi soir, Adrien propose un za-zen (une méditation assise) dans une salle mise à disposition par une famille, dans leur maison. Après lui, une femme enchaîne avec un cours de yoga. Dans les ateliers partagés, des musiciens se retrouvent toutes les semaines pour faire un bœuf. À quelques pas de là, l’épicerie solidaire est tenue par les habitants bénévoles. Régulièrement, des débats ou des rencontres sont organisés pour réfléchir à d’autres formes de réseaux de solidarité citoyenne. Cette semaine, sur le marché, un maraîcher s’essaye pour la première fois au dispositif de sécurité sociale alimentaire qui a été exposé quelques jours plus tôt dans une soirée documentaire. Le principe : chaque client peut choisir, avec un système de jetons, de payer un produit au prix affiché, 25% de plus ou 25% de moins. Le surplus apporté par ceux qui le peuvent permet aux vendeurs de proposer à ceux qui en ont besoin des prix solidaires sans perdre d’argent. 

Chaque jour ou presque, nous retrouvons Adrien au bord du Roubion enchanteur. La chaleur est brûlante, la fraîcheur de l’eau est vitale. Nous sentons chez lui, comme chez beaucoup d’autres habitants, un réel soin porté à sa communauté : chacun sait ici que si le quotidien y est si enviable, c’est parce que tout le monde met la main à la pâte. Tout le monde, ou presque, car nous découvrons petit à petit que la population du village reste irrémédiablement scindée entre les « néo » qu’on croise à la rivière et dans les vieilles maisons en pierre du centre-bourg, et les anciens, ceux issus des familles vivant ici depuis plusieurs générations, qui préfèrent un mode de vie plus traditionnel dans les lotissements modernes et confortables à l’extérieur du bourg. Ces deux populations ne se croisent pas, ne se parlent pas, ne se comprennent pas. Elles ne fréquentent même pas les mêmes lieux.

Cette révélation d’Adrien met le doigt sur quelque chose qui me gênait aux entournures depuis notre arrivée dans la Drôme sans que je puisse l’expliquer. Nous sommes allés à Die, avons dormi sur les verts plateaux du Haut-Diois, nous avons dansé dans une guinguette explosante de joie à Crest, nous nous sommes émerveillés en remontant un ancien lit de rivière dans la forêt de Saou… et pourtant, il manquait quelque chose. C’est en voyant les corps danser un mois plus tard à Saint-Michel-de-l’Observatoire que j’ai compris : il manquait une homogénéité, un liant qui ferait danser les individus ensemble dans un même mouvement et dans toute leur singularité. 

La Drôme a la côte en ce moment. En trois heures de TGV depuis Paris, on peut se mettre au vert, profiter des eaux scintillantes à l’ombre des rochers. On peut aller soigner son début de burn-out dans des retraites chamaniques ou dans des cours de body-consciousness, faire ses courses au marché bio, acheter directement aux producteurs, se ressourcer dans une grande maison qui vaut le prix d’un appartement citadin. Et surtout, on peut faire tout ça sans jamais mettre les mains dans le cambouis, sans chercher à participer ou à y mettre du sien. Comme dans les grandes villes, on peut vivre en consommateur, sans avoir à défendre quoi que ce soit puisque l’offre est là. L’amertume commence à poindre chez certains qui vivent ici depuis longtemps et qui savent à quel point l’équilibre est fragile : les propositions pour créer de nouvelles initiatives green-cred et bienveillantes sont nombreuses, mais les candidats sont beaucoup moins présents lorsqu’il s’agit de pérenniser ou de prendre en charge ce qui a été mis en place pour les problèmes de la vie de tous les jours – les vieux qui s’ennuient dans les EHPAD et qui préféreraient rester chez eux, les associations de parents d’élèves, les déserts médicaux, la difficulté pour les jeunes actifs du coin de se loger, etc. Bien sûr, cela ne concerne qu’une partie de la Drôme, entre la gare TGV et Die. Nous avons visité des villages à mille lieues de tout ça, cherchant encore à construire collectivement des alternatives à ce monde qui commence à ramper sur les pentes de leurs collines. Mais si la culture qu’ils essayent de créer n’est pas assez campée sur ses deux pieds, si déjà des dissensions la fissurent, si les anciens ne sont pas là pour apprendre aux nouveaux à rentrer dans la danse et à s’approprier les gestes, il y a fort à parier que tout ce qui a été initié s’épuise, faute de participants.

Petit à petit, nous affinons nos critères de choix. Nous cherchons un territoire où l’on s’engage collectivement à participer à une culture vivante dans laquelle la diversité devient une force et non un éclatement, un territoire où ce mouvement de ré-installation des néo-ruraux n’altère pas la dynamique en place mais, au contraire, la renforce. Or, il paraît qu’il existe quelque part “un village peuplé d’irréductibles Gaulois…”

Retrouvez la série de récits de notre tour de France par ici.


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