Mon premier souvenir d’Arménie, c’est la centrale nucléaire de Metsamor.


Les premiers souvenirs que j’ai de l’Arménie, ce sont le froid et l’obscurité. Je n’avais pas encore tout à fait deux ans quand eût lieu le tremblement de terre dans la région de Spitak en 1988. Un séisme de 6,9 sur l’échelle de Richter : en huit secondes, une faille d’une amplitude de 1,6 m s’est ouverte sur 20 km. Entre 25 et 30 000 morts, à peine une centaine de personnes sauvées des décombres, 500 000 individus soudainement sans abris. Deux ans plus tard, en 1990, mon père est parti là-bas en tant que médecin, pour évaluer les aides qu’on pouvait apporter, notamment en matière d’équipement de néonatalogie. Son départ était effrayant, on savait qu’il s’embarquait pour un pays obscur dont on avait vaguement entendu parler mais sans vraiment comprendre le lien avec notre vie en France. A son retour, les seuls détails dont je me souviens de son récit, ce sont l’histoire de cette femme, une maitresse d’école qui avait perdu l’usage d’un bras à cause d’une fracture mal soignée après qu’un bâtiment se soit écroulé sur elle pendant le tremblement de terre ; et puis le noir, la pénurie d’électricité. Mon père disait : « Je me suis promené dans Erevan. Il n’y avait aucune lumière. »

L’Arménie ne possède ni pétrole, ni charbon, ni gaz naturel. Au moment du tremblement de terre, la principale ressource énergétique provenait de la centrale nucléaire Metsamor, construite dans les années 70, et située à 100 km de l’épicentre du séisme de 1988. Immédiatement après la catastrophe, le gouvernement décida de fermer cette centrale pour ne pas risquer un accident nucléaire. 

Mais l’Arménie est aussi l’un des pays les plus enclavés du monde, sans aucune ouverture sur la mer, et en conflit avec ses deux principaux voisins, la Turquie et l’Azerbaïdjan. Seuls 164 km de frontières avec la Géorgie et 35 km avec l’Iran sont encore ouverts. Fût un temps, 85 % de l’acheminement des marchandises dans le pays se faisait par voie de chemin de fer avec ses voisins. Mais en 1989, alors que les Républiques soviétiques d’Arménie et d’Azerbaïdjan se disputent déjà le territoire du Haut Karabagh, les Azéries instaurent un blocus ferroviaire et aérien, fermant totalement leur frontière, quelques mois seulement après le séisme qui a détruit le nord du pays. S’en suivent plusieurs hivers, toujours rudes dans cette région, jusqu’au coup fatal : en 1993, après la chute de l’URSS, la Turquie soutient officiellement l’Azerbaïdjan et ferme à son tour ses frontières à l’Arménie. Plus aucun convoi ne peut passer ; plus aucune ressource d’énergie. Il reste bien un oléoduc qui passe par la Géorgie, mais celui-ci est régulièrement saboté, une des conséquences  d’un autre conflit qui agite la région entre l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud.

Alors, la même année, le gouvernement arménien prend la décision de rouvrir Metsamor. L’un des deux réacteurs reprend du service en 1995. Samuel Shahinian, président du comité environnement, expliquait : « Notre peuple a tellement froid qu’on ne peut plus le raisonner. Ils veulent simplement avoir chaud. » Le vice-président, Ara Sahakian, ajoutait : « Il y a des risques, mais nous devons comprendre, et tout le monde doit comprendre, que nous n’avons pas d’autre choix. » The Independent, en Grande Bretagne, titrait : « Energy  starved Armenians risk a new Tchernobyl ».

Metsamor est considérée comme l’une des centrales les plus dangereuses du monde, notamment parce qu’elle est équipée d’une technologie qui ne répond plus aux normes de sécurité. Son système de localisation d’accidents lui permet de traiter des incidents de petite taille, mais son principal défaut est de ne pas avoir de container de confinement… tout comme à Tchernobyl. En cas de rupture importante, le système de ventilation rejettera les gaz directement dans l’atmosphère. Sans oublier les risques sismiques de la région, et sa proximité avec la frontière turque (16 km) et Erevan (36 km) qui héberge le tiers de la population du pays. 

Bien sûr, des travaux ont été effectués depuis la réouverture de la centrale, pour en améliorer la sécurité. L’Union Européenne a participé au financement d’une nouvelle centrale, construite sur le même site, qui devrait commencer à voir le jour à l’horizon 2016. Le gouvernement a également tenté de diversifier ses apports énergétiques, en construisant par exemple un gazoduc relié à l’Iran. Mais aujourd’hui encore, Metsamor fournit 40% de la puissance énergétique du pays.

Cette image d’une nation privée d’électricité, plongée dans le noir, m’a longtemps poursuivie. Et lorsque j’y suis allée pour la première fois en 2010, je ne savais pas ce que j’allais y trouver. Quand nous sommes arrivés à l’aéroport, mon père avait les larmes aux yeux. La dernière fois qu’il était venu, c’était vingt-deux ans auparavant. Je lui ai demandé ce qui avait le plus changé ; il a répondu : « Il y a de la lumière. »

Sur la place de la République à Erevan, l’une des deux places centrales de la capitale, il y a la Galerie nationale d’Arménie, le Musée de l’histoire d’Arménie, le Ministère des Affaires Etrangères et celui des Transports et des Communications, le palais du gouvernement et l’hôtel Marriott. Et puis aussi 2 750 fontaines qui s’allument en un spectacle d’eaux et lumières tous les soirs d’été. 

C’est ça qui m’a marquée.

Un spectacle d’eaux et lumières dans un pays constamment menacé par sa propre énergie.

Il y a quelque chose d’ironique.

Il faut s’imaginer… un pays pauvre, rocailleux, d’une extrême sobriété dès qu’on sort de Erevan, et au milieu, au centre du centre, il y a ce point lumineux, cette fontaine, et son spectacle d’eaux et lumières. Je m’imagine qui si on pouvait juste voir l’Arménie depuis l’espace, tout serait noir, à l’exception de ce petit point multicolore au milieu de Erevan. Comme une guirlande de Noël au milieu de la nuit.

C’est dérisoire, bien sûr, il n’y a personne à blâmer, à qui jeter la pierre (pourtant nombreuses en Arménie). Ce n’est pas ça qui va faire couler le pays ou provoquer un nouveau Fukushima.

Mais symboliquement…

Ça m’a fait sourire.

« C’est dans les gênes », je me suis dit.

Dans ma tête, je me tiens là au pied de cette fontaine. Dans ma tête, je suis obnubilée par les faisceaux de toutes les couleurs qui dansent devant mes yeux. Je sais pourtant, que toute l’énergie se consume, que tout le reste, autour de moi, est plongé dans le noir, je sais qu’il y aurait sans doute mieux à faire que d’éclairer des fontaines, et je sais qu’en me tenant au bord de cette fontaine, je suis au bord de Tchernobyl. Mais je ne peux pas éteindre la lumière, ou même simplement en avoir moins. Il me faut, quelque part, cette absurde étincelle qui ne tient qu’à un séisme.

On ne peut pas demander à quelqu’un d’éteindre la lumière après en avoir été tant privé.


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