Je plonge mes mains dans l’eau translucide, direct dans le sable blanc. Des grains roulent entre mes doigts ; les vagues viennent se coucher sur mon ventre, y créent des remous qui montent, qui descendent, qui montent, qui descendent. Le soleil tape sur mon visage, détend ma peau à force de caresses brûlantes. Je sais que si je tends la main, je peux effleurer des coraux, des coquillages. Je pourrais presque cueillir un de ces poissons multicolores qui poussent en bouquet dans ces eaux de fin du monde. Je sais que sous la surface transparente de l’eau se trouve le lieu de tous les possibles, de toutes les magies. Tous les chemins mènent au rivage, dit-on, mais celui sur lequel je suis assise me convient très bien.
Je ne te vois pas. Tu es quelque part derrière moi, pas besoin de me retourner, de lever les yeux, je le sais très bien. Tu marches sur la plage, si lentement, si doucement que tu ne fais pas un bruit. Ou bien un bruit si fin, si infime que le son de l’océan qui m’emplit les tympans en continu le recouvre. Mais il y a ta présence comme un coup de soleil qu’aucun bruit, qu’aucune odeur ne peut recouvrir. Tu es là, derrière moi, et l’infini ne me fait pas peur.
Je plonge mes mains dans l’eau qui écume et j’attrape une assiette. Je rajoute machinalement du liquide vaisselle sur l’éponge et je la nettoie en regardant le mur érigé devant moi. Des grains de riz s’accrochent sur la faïence et je les gratte avec mes ongles. Mes mains s’ouvrent un peu trop brusquement, et le bruit de la vaisselle qui tombe sur l’inox me réveille une seconde, le temps d’une vague de sanglots qui fait tressaillir mon ventre, qui monte, qui descend, qui monte, qui descend. Un rayon de soleil traverse la vitre et me frappe en plein sur la joue gauche. Comme après une gifle, mon visage chauffe.
Je plonge mes mains dans l’eau. Un verre me glisse entre les doigts et puis se brise sur le rebord. Goutte à goutte, le sang coule et se mélange à la mousse, circonvolutions rougeâtres comme un cerveau qui se désagrège dans du détergent. Mon petit paradis s’est entaché d’hémoglobine et de bouts de verre, tranchant tous les possibles qu’il y avait sous l’eau, lacérant notre avenir déjà ridé, laissé mou juste à côté du trou d’évacuation. À moins que ce ne soit qu’un bout de tomate cuite.
Je ne te vois pas, ce qui est bien normal puisque tu n’es plus là. Une fois le robinet éteint, je n’entends plus le bruit de la mer mais un silence qui me répète ce couperet absurde : tu n’es plus là, tu n’es plus là, tu n’es plus là. Ma joue a chaud, mon dos a froid. Mon horizon se résume à cet écran télé où la vie toute aussi désespérante d’autres personnes s’affiche, scénarisée, musicalisée, commentée. La boite à rêve me vend ma vie avec de la musique qui tache et je me dis que le jour où les images de cette boite ont commencé à imiter notre quotidien, on aurait du se douter que quelque chose allait foirer, qu’on allait tous finir par crever l’écran et finir direct la tête dans le mur derrière le meuble télé. J’essuie ma vaisselle. Cette autre femme en miroir a l’air de beaucoup plus s’éclater devant son évier à elle.
Mais j’ai ouvert les yeux et il y a dans mon regard les eaux de fin du monde, et la femme s’y noie sans que je n’y fasse rien. Elle s’agite et se meurt au fond de l’océan turquoise qui pulse dans ma mémoire. Je ne veux pas la laisser faire. Pas de cadavre dans mon Éden.
Alors j’en prends un (cachet). Et deux.
Cette réalité se dissout dans un bain de chimie. Je monte doucement l’échelle des molécules qui m’amène dans le cosmos. C’est là que je t’ai couché. Tu dors recroquevillé sur le plateau de la Grande Ourse, tes deux poings encore serrés tout près de ton visage. Tu es là, apaisé enfin, et je sais que tu m’attends.
Dans trois cachets, comme tous les soirs, je serai couchée près de toi à respirer ta peau, à passer sur tes bras mes doigts.
Dans trois cachets, comme tous les soirs, je serai revenue là, des mois et des mois en arrière.
Mais voilà.
Je ne viendrai plus te rejoindre dans le cosmos.
Parce que la boite est vide, déjà.
Et puis aussi parce que…
Les mains dans la mousse, j’ai vu.
Ma mer de fin du monde est là, au creux de moi. En fermant les yeux pour m’y plonger dedans, je sais que je peux y retrouver le sel qui donne un goût à mes réveils, pendant que toi, dans le cosmos, tu dors, tu dors, tu dors, et que je me tape toute la vaisselle.