5/5 – Dordogne, Lot, Creuse : l’activisme au quotidien.


Cette fois, c’est la pluie qui nous accueille. Tout est vert ici, si ce n’est la terre gorgée d’eau qui s’est transformée en boue. La voiture patine un peu sur le chemin qui monte vers la Goursaline, la ferme de David et Olivia où nous avons réservé une petite caravane installée dans la forêt qui déborde sur leur terrain. Nous sommes à Bussière-Galant, à la frontière de la Haute-Vienne et de la Dordogne. Nous entamons la dernière partie de notre voyage, celle qui, sur notre itinéraire en forme d’escargot, nous ramène au cœur de l’hexagone.

Nous sommes venus pour la première fois dans le Périgord Vert en 2020, le temps d’une randonnée d’une semaine dans le parc naturel régional du Périgord-Limousin. À la fin de cette boucle, Julien s’était arrêté à Saint-Pierre-de-Frugie pour rendre visite à Christian, qu’il avait interviewé pour son podcast, Radical. Christian est l’ancien fermier d’Auroville, une ville en Inde créée de toute pièce en 1968, en écho à la pensée de Sri Aurobindo et lieu d’une « vie communautaire universelle ». Julien l’avait rencontré là-bas et cet entretien m’avait particulièrement marquée : Christian avait tout quitté de sa vie en France lorsqu’il s’était rendu compte que, bien que passionné par son métier, il nourrissait un système malade. Christian a fini par quitter Auroville en 2020 après avoir passé presque dix ans à se consacrer à un idéal de vie collective à grande échelle. Un projet de potager communal l’a attiré à Saint-Pierre-de-Frugie : ici, la mairie très engagée avait le projet d’embaucher un maraîcher pour nourrir les habitants du village. Ce n’était pas la première initiative de ce genre : face à la désertification de sa campagne, le maire a décidé il y a quelques années de tabler sur l’écologie et la qualité de vie pour faire venir du sang neuf. C’est d’ailleurs ce qui a motivé notre retour ici : nous étions curieux de découvrir ce qui était advenu de tout cela.

Arrivés à Saint-Pierre-de-Frugie, nous sommes surpris par l’ambiance. La secrétaire de mairie ne semble pas disposée à parler des projets en cours et nous suggère de laisser un message au maire. Le potager communal est à l’abandon. Jean-Mathias, impliqué dans l’association « Rencontres citoyennes » accepte de nous parler de leurs actions. Depuis cet été, l’association a récupéré le restaurant du village qui n’a plus de gérant depuis décembre 2021. Ils y organisent maintenant quelques événements destinés à rassembler les villageois. L’espace est ouvert après le marché hebdomadaire pour permettre à tout le monde de se rencontrer. Il reconnaît que les actions du maire ont fait venir du sang neuf dans la commune – lui y compris – mais regrette la difficulté à impliquer les habitants dans l’organisation de ces rendez-vous : nombre d’entre eux préfèrent rester spectateur et consommateur. Il faut du temps pour installer une nouvelle dynamique dans laquelle tout le monde trouve sa place. Et Christian ? « Il n’habite plus à Saint-Pierre-de-Frugie », nous dit-il.

Effectivement, lassé par un projet qui tardait trop à voir le jour, Christian a quitté le village. Il a acheté avec sa nouvelle compagne une maison qu’ils retapent ensemble à Saint-Saud. Après des années consacrées à mettre ses efforts au service de la communauté, il a décidé de restreindre son champ d’action à un lieu privé mais ouvert au public. Il ne fait pas une croix sur le collectif et espère impliquer d’autres personnes dans ce qu’il tente de mettre en place, mais cette fois, ce sera chez lui, et à sa manière. À Auroville comme à Saint-Pierre-de-Frugie, les jeux politiques auront eu raison de son énergie à porter des initiatives collectives. Critique face à des actions menées davantage par souci d’image et de communication que par conviction, Christian n’épargne pas non plus les nouveaux arrivants : « Ils s’attendent à avoir une armada de personnes à leur service », nous explique-t-il. Cette mentalité reproduit selon lui une hiérarchie insupportable où les plus précaires travaillent pour le confort des CSP+ qui ont parfois du mal à dépasser un mode de pensée individualiste. Le rêve d’un écosystème auquel chacun participe à sa mesure pour le bien de tous se fissure. Alors, Christian a levé les voiles.

Ce n’est pas la première fois que nous faisons face à cet écueil. Nombre de néo-ruraux partent s’installer dans les campagnes pour améliorer un quotidien devenu trop pesant mais reproduisent souvent les mêmes manières de faire et de vivre. Alors comment faire pour ne pas chercher à tout prix à plaquer un mode de vie rassurant, parce que familier, dont on cherche pourtant à s’extraire ? Comment s’ouvrir à quelque chose de nouveau, comment se laisser transformer par les lieux dans lesquels on arrive pour ne pas reproduire ce qu’on a quitté ? Cette tendance à projeter des conceptions toutes faites sans se laisser transformer de l’intérieur prend d’ailleurs bien des formes et certaines ne sont pas aussi caricaturales que des anciens citadins faisant un procès à des coqs trop matinaux.

David et Olivia partagent avec nous leur expérience. Le Périgord est propice à l’installation de nouvelles exploitations en permaculture de petites tailles : la région attire de nombreux projets similaires au leur. Ils ont vu de nombreux couples, ces dernières années, acheter un terrain, retourner à la terre, faire de la permaculture… et s’épuiser aussi vite. « Chacun arrive et veut avoir son terrain, faire son maraîchage. Il y a derrière une peur évidente de l’effondrement : on cherche à produire les ressources nécessaires à sa propre survie. Mais la réalité, c’est que seul, on ne s’en sort pas : nous avons besoin d’être plus nombreux sur une même ferme pour pouvoir produire suffisamment. » Ici, c’est le besoin de s’identifier à son projet professionnel et la défense de son petit pré carré qui sont reproduits : trop habitués à se définir par les projets que l’on met en place et que l’on est capable de bâtir de ses propres mains, chacun veut y aller de sa propre initiative, sans songer à chercher à s’insérer dans un écosystème déjà existant et à respecter les traditions centenaires, pour apporter ce qui permettrait à tout le monde de mieux vivre.

Ces considérations modifient peu à peu notre rapport à notre voyage. La petite caravane est devenue notre cocon. Nous ne nous étions pas retrouvés à deux depuis longtemps et chaque jour, nous décidons de prolonger notre séjour ici. Avec l’arrivée de l’hiver, notre rythme ralentit. Depuis notre passage chez Lili et Thierry sur l’île aux Moines, nous nous astreignons chaque matin à une heure d’écriture avant de commencer notre journée. Cette parenthèse devient un moment privilégié que nous réservons à répondre à cet appel, à « servir son dharma », comme disait Thierry. J’ouvre les livres de poésie de mon père qui vient de nous quitter. Les vers de Victor Hugo accompagnent nos contemplations de cette campagne qui ne cesse de se gorger d’eau. Quelque chose se dépose en nous, au fur et à mesure que les jours raccourcissent. Nous avons de plus en plus de mal à répondre aux questions qu’on nous pose toujours en arrivant : « Quel est votre projet d’installation ? Que voulez-vous faire ici ? ». Dire que nous avons simplement « envie d’y vivre » paraît insuffisant. Pourtant, il nous paraît maintenant évident que nous avons d’abord besoin de nous laisser transformer par notre lieu d’accueil avant de vouloir le modifier. Nous aspirons au silence et à la simplicité. Nous nous demandons aussi à quoi pourrait bien ressembler un tel lieu, un espace qui s’offre aux habitants de manière presque organique, sans donner l’impression d’un champignon ayant poussé hors-sol. La plupart des tiers-lieux que nous avons visités jusque-là nous ont laissé un étrange arrière-goût : celui d’espaces pensés par d’autres, pour d’autres, répondant à des réflexions venues d’ailleurs.

La réponse nous sera donnée quelques jours plus tard. Nous sommes à deux heures d’un endroit où nous avons animé deux jours de rencontres avec l’association Hameaux Légers en 2020 et nous sommes curieux de savoir comment les choses ont évolué là-bas. Le Lot n’était pourtant pas spécialement sur notre feuille de route. Nous appelons Boris qui avait participé à l’organisation de l’événement. « Je ne peux pas vous héberger en ce moment », nous dit-il, « mais vous pouvez aller à la Talvère. Il y a une chambre disponible. » Nous regardons rapidement le site Internet, sans bien comprendre ce dont il s’agit, puis nous mettons le cap sur Bio, dans le parc naturel régional des Causses du Quercy.

Nous arrivons à Clayrac, un hameau de Bio, de nuit. Nous nous garons devant la Talvère, une ancienne maison en pierre. Boris nous a prévenus qu’un atelier qui avait duré tout le week-end se terminait. Trois femmes sont installées devant le poêle dans la pièce principale qui fait office de salon et de cuisine. Quand Boris arrive, il nous accompagne dans la grande chambre où sont disposés deux lits. Il nous explique que ce lieu est à la disposition de tous et que chacun peut en faire l’usage qu’il souhaite. On peut y organiser des événements, ou simplement venir se préparer un repas, profiter du salon et de sa bibliothèque partagée ou, comme nous, venir y dormir quelques nuits. Notre séjour est à prix libre, et tout est en libre service. Nous sommes simplement invités à prendre soin des lieux pendant notre séjour. « Normalement, tout est indiqué pour que vous puissiez vous y retrouver », nous dit-il. « Je reviendrai demain soir et nous discuterons davantage ». Effectivement : dans la pièce principale, tout est étiqueté pour que nous sachions où se trouve la place de chaque chose et comment l’utiliser. Il y a du vrac à disposition que l’on nous demande de remplacer si nous l’utilisons. Le bois se trouve dans un hangar, il nous suffit d’aller y couper des bûchettes pour alimenter le poêle. Très rapidement, nous nous sentons à l’aise, presque chez nous. Pendant une semaine, nous avons la sensation de devenir les gardiens de la Talvère. Nous maintenons la maison à bonne température, pour le plus grand plaisir des agriculteurs de la ferme d’en face qui viennent se préparer à manger le midi. Cette fois, nous n’avons même plus à battre la campagne pour rencontrer les gens qui vivent ici : il nous suffit de rester dans cette pièce où les voisins défilent. Certains viennent s’y reposer après une journée de travail. Marin, la Woofeuse bénévole à la ferme d’en face vient y prendre sa douche, ainsi qu’Adèle, qui retape une maison qu’elle a achetée dans le hameau. Mahee utilise le wi-fi pour travailler. Rudy a réservé la maison samedi soir pour y organiser une murder party. Chacun défile au gré des utilisations qu’ils font de la Talvère.

Le lendemain, Boris revient pour nous raconter cette aventure. Tout a commencé avec Charlotte et Clément, un couple de jeunes agriculteurs qui se sont installés sur la ferme d’en face grâce à Terre de Liens. Terre de Liens est une fédération d’associations locales œuvrant à enrayer la disparition des terres agricoles en les préservant de la spéculation foncière pour en faire un bien commun et faciliter leur accès aux petits agriculteurs. Concrètement, la fédération a mis sur pied une foncière qui rachète des terres agricoles en s’appuyant sur l’épargne citoyenne et sur quelques institutions privées pour les louer à des petits exploitants privilégiant une agriculture responsable au niveau environnemental. La destination agricole de la terre est ainsi préservée sur le long terme. Charlotte et Clément ont bénéficié du soutien de l’association pour s’installer, mais la maison d’habitation attenante n’intéresse pas Terre de Lien. La question de son devenir se pose alors. Clément et Charlotte ont installé leur yourte un peu plus loin : ils n’envisagent pas de vivre dans cette grande maison et préfèrent en faire un lieu commun. Un collectif se constitue et fait appel à Antidote, une foncière fonctionnant d’une manière similaire à Terre de Liens, mais cette fois, pour des lieux collectifs : là encore, la foncière rachète des bâtiments portant des projets collectifs et solidaires en s’appuyant sur l’épargne citoyenne et les dons pour garantir la destination de ces lieux sur le long terme. La propriété est ainsi décorrélée de l’usage, et si le collectif d’usagers du lieu se délite, Antidote aura la charge de trouver et d’accompagner de nouveaux acteurs qui porteront la suite du projet. Une multitude d’individus ont donc prêté de l’argent pour acheter la Talvère, avec la garantie qu’ils pourront récupérer leur somme dans quelques années. D’ici là, l’équipe de bénévoles qui s’occupe du lieu cherche à sécuriser d’autres financements, organise des activités pour mettre de l’argent de côté et rembourser les prêts.

La Talvère est depuis devenue un espace pour les  « (p)artisans du commun » où l’on apprend à réinventer son rapport à la propriété et au partage. Cela paraît simple, en apparence : il ne s’agit après tout que d’une maison toute équipée à la disposition de tous. Mais la simplicité est souvent beaucoup plus difficile à maintenir qu’il n’y paraît. Boris semble être aujourd’hui le garant de la neutralité chaleureuse du lieu qui permet à tout un chacun de se l’approprier. Il prête attention aux moindres détails, convainc les utilisateurs de l’importance de ne pas laisser traîner ses affaires personnelles pour ne pas donner l’impression que l’on rentre chez quelqu’un, sans pour autant en faire un lieu vide et purement fonctionnel. L’équilibre n’est pas toujours facile à tenir mais pour nous, le pari est réussi. Nous nous sentons responsables de la maison et sommes heureux de la préparer chaque matin pour y accueillir les visiteurs de passage.

La Talvère n’est que le point de départ de tout un écosystème qui se met progressivement en place à Bio. Boris est venu spécialement pour soutenir ce projet naissant et il n’est pas le seul. Depuis, d’autres choses se mettent en place : à quelques pas de la Talvère, la Martellaise a été acquise de la même manière. Aujourd’hui, deux granges sont en cours de rénovation pour y créer plusieurs logements locatifs, des appartements modulables selon les besoins des familles. Sur le terrain, des petits habitats de 30m² maximum sont prévus. L’idée est de les concentrer sur la moitié de l’espace disponible pour rendre le reste à la forêt. Toute une réflexion a été menée pour adapter le type et la taille des logements aux besoins et aux usages réels afin d’y mener une vie sobre mais agréable.

Notre promenade se prolonge entre les hameaux de Martel et de Clayrac. Boris nous raconte l’histoire de chaque maison et des projets en cours. Nous avons la sensation très claire d’une vie réinsufflée dans ces vieilles pierres longtemps abandonnées et d’assister au déploiement lent et progressif de tout un écosystème, porté par un ensemble d’individus cherchant à créer un nouveau rapport aux choses, en passant par le biais de l’habitat. Pas uniquement d’ailleurs : chacun réfléchit également à ce que représente l’économie du don. Comment peut-on, localement, mettre en place un système de troc et d’échange de bons procédés permettant à chacun de vivre décemment en mettant en commun ses compétences ? Le défi est de taille, surtout quand l’économie marchande ne cesse de trouver des moyens de refaire surface. Clément et Charlotte, par exemple, touchent en tant que jeunes agriculteurs une aide extrêmement bienvenue mais qui vient avec une obligation : celle de pouvoir dégager au moins un SMIC par mois au bout de quatre ans. Le couple n’a pourtant pas besoin d’autant d’argent pour vivre dans les conditions qu’ils se sont créées, mais cette contrepartie les pousse à produire et à vendre davantage – et donc à laisser moins de place au don.

Nous quittons Bio très enthousiastes. Nous avons eu cette fois un exemple vibrant de ce que peut donner une organisation collective sur un territoire. Toutes ces initiatives cependant n’en sont qu’à leurs débuts et nous sommes très curieux de savoir comment elles se développeront. Nous partons à présent vers un territoire qui a questionné la propriété individuelle et a expérimenté de nouveaux systèmes d’organisation collective depuis bien plus longtemps : le plateau de Millevaches.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le plateau de Millevaches ne porte pas son nom à cause d’une sur-représentation de bovins dans la population mais pour ses « mille sources ». Nous arrivons dans le « château d’eau de la France » où les lacs, les tourbières et les rivières donnent vie à une végétation qui se densifie de plus en plus, au fur et à mesure que nous grimpons. Les forêts ont pris leurs couleurs d’automne et flambent dans une explosion de rouge et d’orange. Ces paysages sont récents : à la fin du XIXe siècle, comme partout en France, l’exode rural pousse les habitants en dehors du plateau qui est à l’époque essentiellement un territoire d’élevage : la vue y est dégagée au-dessus des grands champs herbeux. Délaissé, le plateau devient un haut lieu d’exploitation forestière. La culture intensive des sapins vient considérablement modifier les reliefs et isole encore davantage la population qui vit toujours là. Au début des années 70, la région attire les nombreux soixante-huitards qui souhaitent amorcer leur retour à la terre. Plus au sud, la lutte du Larzac se poursuit depuis 1971 : pendant dix ans, les paysans locaux, soutenus par une jeunesse venue par milliers entrent dans une guerre d’usure contre les autorités pour protéger leurs terres de l’expropriation, en vue de l’extension d’un camp militaire (voir à ce sujet l’excellent documentaire « Tous au Larzac« ). De nombreux jeunes qui s’engagent dans cette lutte décident de rester sur place et de se consacrer eux-mêmes à la survie d’un mode de vie paysan, à rebours de la tendance au rendement maximal qui cherche à s’imposer. Cette lutte résonne aussi sur le plateau de Millevaches. Là aussi, le grand capital s’approprie des terres autrefois destinées à l’élevage. Le processus d’enrésinement à grande échelle provoque une pression foncière qui pèse fortement sur les éleveurs et agriculteurs locaux. Il devient bien plus rentable de planter massivement des sapins et d’en confier la gestion à des sociétés forestières plutôt que de rester sur place pour cultiver et vivre de sa production. Ce système favorise des propriétaires extérieurs et les terres disponibles, notamment pour les jeunes néo-ruraux qui cherchent à s’installer, se réduisent à peau de chagrin. La fiscalité mise en place pour favoriser l’enrésinement du plateau rend le phénomène plus grave encore : les propriétaires forestiers sont tenus de payer un impôt sur le revenu dès la plantation d’arbres dont ils ne tireront profit que vingt ans plus tard. Un capital d’entrée important est donc nécessaire pour se lancer dans ce genre d’entreprise. Par ailleurs, ces mêmes propriétaires bénéficient d’une exonération d’impôts locaux durant les trente premières années d’exploitation : les communes qui ne perçoivent plus ces revenus se retrouvent peu à peu au bord de la ruine, mettant encore plus en péril l’avenir de ceux qui essayent encore de vivre sur le plateau. En 1977, la manifestation des Bordes devient emblématique du mouvement de contestation qui s’est mis en place : le 15 mai, plus de cinq cents personnes, dont une bonne partie sont dans la force de l’âge et ont les cheveux longs, marchent contre le projet de l’enrésinement de cette ferme située sur la commune de La Villedieu, en grande difficulté financière. La foule accuse les sapins de « boucher leur horizon », au propre comme au figuré. Deux ans plus tard, en 1979, une autre action de grande ampleur fait prendre conscience des mouvements de contestation qui s’organisent sur le plateau : cette fois, néo-ruraux et agriculteurs locaux se réunissent pour occuper illégalement le hameau de Chanteloube, que la propriétaire résidant à Paris a décidé de raser pour faire davantage de place aux résineux.

Où en est cette contestation, quarante ans plus tard ? Lorsque nous arrivons au hameau de Lacombe, Mattéo nous accueille dans une grande maison en pierre. Il nous explique que plusieurs maisons du hameau ont été rachetées pour une bouchée de pain il y a plus de trente ans par un groupe de Suisses et d’Italiens souhaitant y vivre en communauté. Ils ne sont plus que deux, aujourd’hui, du projet d’origine, mais la destination collective des maisons demeure. Des migrants ont été hébergés pendant plusieurs mois ici et les portes s’ouvrent facilement aux hôtes de passage. Mattéo, lui, vit là en permanence mais il compte partir bientôt. La vie collective n’est pas toujours simple à gérer. Très vite, nous comprenons qu’ici, personne n’a baissé les armes. La lutte est au cœur de la vie de chacun, elle semble même être une condition sine qua none pour s’intégrer sur le plateau. À quelques kilomètres de là se trouve le village de Tarnac, rendu célèbre par le fameux « groupe de Tarnac », accusé puis relaxé pour une affaire de sabotage sur les lignes TGV. Au Magasin Général, l’épicerie-bar rural du village, les habitants se retrouvent pour parler organisation collective locale. Durant les quelques jours passés là-bas, nous serons invités à participer à plusieurs actions, dont une manifestation contre l’agrandissement d’une scierie industrielle à Egletons, un rassemblement pour éviter une coupe rase (l’abattage massif de l’ensemble des arbres d’une parcelle, bien souvent pour remplacer les feuillus par des résineux destinés à l’industrie), et la défense d’un squat menacé d’expulsion dans une maison depuis longtemps abandonnée par un propriétaire qui a hérité de bâtiments dans lesquels il ne vient jamais, et qui tombent petit à petit en ruines. Nous nous retrouvons plongés en plein cœur d’un univers que nous ne connaissions qu’à la marge : celui des activistes se déplaçant de ZAD en ZAD pour lutter contre l’asservissement des espaces à l’idéologie du rendement, des écologistes parfois « fichés S » déclinant de fausses identités pour ne pas être trahis, des jeunes, souvent, qui ont dédié leur vie pour créer des poches de résistance, des appels d’air au sein desquels pourraient s’enraciner d’autres possibles. C’est un environnement rude, où la méfiance est de mise à l’égard des nouveaux venus et où l’on fait peu de cas de l’amitié ou de la bienveillance : ici, la lutte prime, un combat dans lequel on estime avoir davantage besoin d’un camarade que d’un ami. Nous en parlons longuement avec Mattéo et Aurore, une amie de Julien venue s’installer ici il y a plus d’un an et demi. Pour elle, « la greffe est plus difficile à prendre », comme elle le dit. Ses moyens de résistance ne sont pas les mêmes, elle peine à trouver sa place dans cette contestation nécessaire mais virulente. Et puis, le quotidien sur le plateau est solitaire, difficile. Aujourd’hui, elle envisage de le quitter pour replonger dans un tout autre environnement, celui, bouillonnant, de Marseille. Alors que nous profitons du sauna auto-géré construit sur les bords d’un lac, nous parlons de cette lutte incessante, qui semble ne jamais avoir de fin. Nous remarquons à quel point il est facile de s’identifier à elle et de rester en permanence dans une posture de résistance, au point même de finir par s’opposer, comme par habitude, à ses propres camarades de combat et de mettre en péril la construction de quelque chose de nouveau. Là aussi, l’histoire se répète et les modèles se reproduisent. Est-il possible de tisser d’autres manières de vivre, un autre rapport au monde pérenne en restant dans ces habits de lutte ? La comparaison avec ce que nous avons perçu à Bio, cet écosystème qui se cherche mais qui se met progressivement en place, fait apparaître une filiation évidente entre ces deux approches : la lutte telle qu’elle se pratique sur le plateau est nécessaire pour défendre ou créer des espaces au sein desquels il sera possible d’écrire ensuite une autre histoire.

Quant à nous, nous redescendons du plateau, impressionnés par l’engagement qui anime tous ceux que nous avons croisés et émerveillés par nos promenades dans ces paysages d’été indien. Nous nous dirigeons vers notre piste d’atterrissage, après neuf mois sur la route : l’Auvergne, où vit Richard, le grand-oncle de Julien, et sa femme Christiane, qui nous accueillent pendant quelques jours. Nous sommes début décembre, il est temps de rejoindre nos familles pour les fêtes de fin d’année. Nous profitons de cette étape en Auvergne pour retrouver un autre ami, Mickaël, qui vit à Billom depuis plus d’un an. Nous visitons encore des villages, des tiers-lieux, nous rencontrons des gens qui ont sauté le pas et sont venus s’installer dans des hameaux plus isolés dans la montagne. Le jour du départ, nous sommes un peu frustrés : nous ne sommes pas restés assez longtemps ici, alors que beaucoup de choses nous plaisent. Et puis, il y a une partie de la famille de Julien. Et puis, Mickaël a vraiment l’air de se plaire. Et puis, il y a la montagne, mais l’environnement n’est pas aussi rude que sur le plateau. Et puis, et puis, et puis… et si nous prolongions, encore un peu ? Si nous revenions en janvier pour quelques semaines, pour visiter aussi ce territoire ? Et d’ailleurs, que fait-on du Pays Basque, des Pyrénées, du Morvan et même de la Loire dont on nous a parlé mais que nous n’avons pas eu le temps de visiter ?

Non, il est temps d’arrêter. Nous savions que nous aurions cette tentation et nous nous l’étions promis : le voyage s’arrête, quoi qu’il arrive, en décembre. Il nous faudra faire un choix à partir de ce que nous avons vu dans le temps imparti. Il fait encore nuit, mais le soleil se lève doucement à l’horizon. Quatre cents cinquante kilomètres nous séparent de Paris où ma famille nous attend pour préparer le sapin de Noël. Ce seront les quatre cents cinquante derniers kilomètres de ce voyage, sur les vingt mille parcourus. Les quatre cents cinquante derniers kilomètres de ce voyage… qui n’a été finalement que la continuité du précédent, et le préambule du prochain.

Retrouvez la série de récits de notre tour de France par ici.


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